Pour en finir avec les “POC”

Je l’ai écrit dans ce billet précédent, l’Agence de l’Innovation de Défense s’attache à tenir compte des différents niveaux de maturité (TRL, MRL, maturité utilisateur) lorsqu’il s’agit de travailler avec les startups. Nous évitons également l’emploi du mot-valise “POC” (Proof of Concept), pour les raisons déjà évoquées dans le même billet.

Massis Sirapian
6 min readFeb 25, 2020

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Mais si nous ne faisons pas de POC, que finançons-nous ?

Nous avons décidé de distinguer trois niveaux de maturité : la maquette, le démonstrateur et le prototype.

Maquette, démonstrateur, protoype : un distingo indispensable pour éviter un loup lors de la collaboration grand groupe/startup.

Maquette, démonstrateur, prototype

Ces notions sont assez classiques dans le cadre du développement d’un produit ou service, numérique ou pas. Plus précisément :

  • La maquette a pour objectif de montrer l’intérêt d’un concept, de faire imaginer des usages potentiels. Il peut s’agir d’un dessin ou de bouts de bois,
  • Le démonstrateur illustre une ou plusieurs fonctionnalités, limitées mais clés, pour susciter ou consolider les usages identifiés par les maquettes,
  • Le prototype est un produit ou service disposant des fonctionnalités principales en vue de tester en situation réelle et de valider les caractéristiques pour une mise en production. Autrement dit, c’est un premier de pré-série.

Dans tous les cas, il s’agit de projets financés par contrat ou subvention.

On voit bien, sur cette gradation, l’ambiguïté problématique du “POC” : il est souvent employé en France pour désigner une maquette, lorsque le monde anglo-américain entend plutôt une preuve de concept commerciale, donc plus proche de la notion de prototype. Si une organisation (Ministère, grand groupe) accorde un “POC” en pensant à une maquette à une startup et que cette dernière imagine que c’est un prototype (en cas de succès, passage en série), le malentendu est toxique.

Une distinction indispensable

Si dans le monde numérique le passage entre ces différents états est relativement plus facile (en temps et en termes de dépenses engagées), lorsque le projet comprend une part matérielle (hardware), il est d’autant plus critique de distinguer ces finalités différentes qu’entre un démonstrateur et un prototype, une phase d’industrialisation de quelques mois voire d’un an peut être nécessaire. En effet, le démonstrateur est une forme de maquette animée ; dans le monde militaire, cela signifie que le démonstrateur n’est pas fait pour être déployé en OPEX (OPérations EXtérieures), mais plutôt dans un centre d’essais de la DGA (Direction Générale de l’Armement). Un prototype, lui, doit pouvoir être déployable (c’est la notion de situation réelle), ce qui implique toute une série d’homologations (industrielles, sécurités, navigabilité le cas échéant, etc.)

En combinant ces trois types de projets avec les niveaux de maturité (technique, marché, utilisateur), plusieurs situations sont possibles.

1. Cas d’usage vague ou inexistant, technologies disponibles

Dans ce cas, on s’orientera vers une maquette, en assemblant des innovations ou produits existants. Il vaut mieux, pour aller vite, prendre un drone commercial grand public disponible en ligne et maquetter une commande vocale hors ligne via un raspberry pi, que partir sur un développement de 18 mois avec un drone ou robot plus complexe. Cet exemple n’est pas fictif ; nous l’avons fait en quelques semaine, grâce au fablab du centre de DGA Techniques Aéronautiques développé par Frédéric Bruet.

Lorsqu’on s’orientera vers un démonstrateur (fonctionnalités limitées), on aura peut-être découvert les obstacles technologiques pertinents à lever, qui justifieront alors a posteriori et non a priori une feuille de route R&D (recherche et développement).

On pourra également s’appuyer sur des acteurs peu matures, en étant explicite avec à la fois le client interne (les Armées en ce qui nous concerne) et la startup : l’objectif n’est pas un déploiement immédiat, mais de faire réfléchir (“ce genre de technologies sera mûr dans quelques années ; à quoi pourrait nous servir une telle innovation dans notre environnement ?”).

Enfin, il est à noter que lorsque l’objectif est avant tout de découvrir un cas d’usage (“pour quoi faire ?”), il n’est pas indispensable de se reposer sur des innovations strictement françaises ou européennes — à ce stade, la souveraineté ou l’homologation sont secondaires. D’autant qu’une situation possible pourrait être le recours à une solution déjà industrialisée dans un autre secteur pour monter une maquette ou un démonstrateur dans notre environnement et nos cas d’usage spécifiques.

2. Cas d’usage relativement défini, technologie quasi-disponible

Il s’agira ici d’un démonstrateur. Sur la base d’innovations existantes, un co-développement sera probablement mis en place avec une ou plusieurs startups. Cela consiste à accélérer la feuille de route technologique de ces startups (fonctionnalités déjà prévues mais non encore financées) ; le grand groupe (ou dans notre cas le Ministère) ne distraira pas ces startups (défocus) mais financera ces fonctionnalités clés indispensables pour le cas d’usage en question.

Si un démonstrateur n’a pas pour vocation d’être déployé en situation réelle, un premier niveau de contraintes sera pris en compte, ce qui impliquera probablement, pour notre cas Défense, un regard plus attentif à la source de ces innovations.

3. Toutes maturités (technologique, marché, utilisateur) élevées

Une logique de duplication, plutôt que de diversification, sera ici poursuivie, en finançant directement un prototype.

L’approche exposée ici est différente du traditionnel cycle en V (conception, spécification, réalisation, etc.). Elle ressemble plus à la façon dont une startup développe et commercialise ses produits et services. Est-ce une coïncidence ?

Pas tout à fait.

S’inspirer de la posture entrepreneuriale

Les innovations dites d’opportunité, souvent développées par des startups, peuvent avoir des maturités marché et technologiques relativement disparates. En revanche, elles partagent toutes un double trait commun ; pour le ministère des Armées, l’enjeu est de :

  • Vérifier une hypothèse (cette innovation est-elle diversifiable pour un besoin militaire ; cette innovation est-elle utilisable sur le théâtre ; le produit de cette startup est-il intégrable dans un programme d’armement, etc.) et ce le plus rapidement possible,
  • Puis une fois détecté et son enjeu caractérisé, suivre son évolution, l’accompagner voire l’influencer, éventuellement la financer à certaines étapes, jusqu’à la maturité nécessaire à son intégration

Or l’entrepreneur se retrouve exactement dans la même situation (le fameux passage du 0 à 1) : il doit aller le plus rapidement au contact du marché pour vérifier les hypothèses et lever les incertitudes sur les attentes, la faisabilité et les équilibres financiers. En découle la logique de développement lean startup, ainsi que la notion de MVP (Minimal Viable Product, Produit Minimal Viable en français). Il n’est donc pas étonnant que les cellules d’innovations ouvertes se retrouvent à suivre un chemin comparable à celui de l’entrepreneur.

A la différence de l’approche parfois linéaire des feuilles de route technologiques planifiées (un contrat de R&D succède à un autre, la plus part du temps avec le même titulaire), le développement lean est bien moins linéaire.

Il ne faut donc pas s’imaginer un long fleuve tranquille menant d’une maquette à un démonstrateur puis à un prototype ; en réalité, on enchaînera probablement plusieurs maquettes, pour parfois donner lieu à un démonstrateur. De même, il faudra plusieurs démonstrateurs pour envisager, le cas échéant, un prototype. Et contrairement à l’approche planifiée, il n’y a pas de raison à ce que les acteurs économiques soient toujours les mêmes de la maquette jusqu’au prototype. En effet, lorsque la maturité technologique aura progressé, que la maturité utilisateur aura augmenté (cas d’usage défini), il n’y aucune raison pour que la scène des acteurs économiques tournant autour de l’innovation en question soit alors exactement la même que lors de la détection initiale. Nous parlons de startups, de cycles rapides, d’acteurs économiques n’hésitant pas à remettre en cause les règles et donc d’écosystème extrêmement mouvants.

L’Agence de l’Innovation de Défense s’efforce donc d’initier des collaborations entre le Ministère et les startups au bon moment. Pour cela, elle évite le recours au mot-valise “POC” et finance des projets de maquettes, démonstrateurs ou prototypes, ce qui permet à toutes les parties prenantes (startups, clients internes à savoir les États-Majors, Directions et Services du Ministère) d’avoir explicitement conscience de l’effet recherché.

Quant à la façon dont un grand groupe, ou une organisation telle que la nôtre, peut s’y prendre concrètement pour non seulement détecter des innovations, mais initier des maquettes ou démonstrateurs, ce sera le sujet du prochain billet.

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Massis Sirapian

Head of the Open Innovation departement of the French Defense Innovation Agency