Innovation ouverte : labeur ou ouvrage ?

Ma lecture et déclinaison à l’innovation ouverte externe du dernier livre de Laetitia Vitaud sur le futur du travail

Massis Sirapian
8 min readMay 26, 2020
L’artisanat est-il le futur du travail ? C’est la thèse défendue par Laetitia Vitaud (source)

Je l’ai écrit ici, toute entité d’innovation ouverte d’une grande organisation, publique ou privée, doit non seulement détecter des innovations à l’extérieur de son environnement mais également initier des projets de co-développement (maquettage ou démonstration) avec les startups les plus prometteuses.

Pour formaliser le challenge que représente une telle mission mais aussi esquisser des pistes de solutions, je propose dans ce billet de prendre un peu de recul et d’observer l’évolution du monde du travail d’une façon plus générale.

Et pour cela, voici ma lecture du premier livre en solo de Laetitia Vitaud, “Du labeur à l’ouvrage”, publié en septembre 2019. Laetitia développe depuis 2015 une activité de recherche et de conseil auprès de grandes entreprises autour des thèmes du futur du travail et de la consommation.

Je précise qu’il s’agit naturellement de mon avis personnel.

Un solide héritage fordiste

L’organisation du travail actuel est héritée de l’ère de l’automobile et de la production de masse (source)

Pour bien comprendre la tension que peut engendrer les activités d’innovation ouverte au sein d’une grande organisation, il est nécessaire de prendre en compte que nous vivons une ère de transition en termes de révolution technologique. La précédente, déjà achevée, était l’ère de l’automobile et de la production de masse, s’étendant approximativement de 1900 à 1970 ; l’actuelle, depuis 1970, est l’ère des réseaux et de l’informatique personnelle. Cette notion de révolution technologique, inspirée par Carlota Pérez, est cruciale car bon nombre de concepts qui nous semblent exister depuis une éternité sont relativement récents (le salariat, la protection sociale, par exemple) et propres à l’ère technologique qui les a engendrés.

Laetitia montre comment une sorte de deal s’est formé entre l’employeur et l’employé : en échange d’un salaire, d’un statut social (un crédit est plus facilement attribué à un salarié qu’à un indépendant) et une forme de sécurité sociale, l’employé consent à s’aliéner au fameux CDI, le contrat à durée indéterminée. Ce “labeur” est rendu acceptable par l’agrégat des avantages cités.

Et dans ce système, chaque acteur (Etat, Entreprise, Finance) joue son rôle : l’Etat assure un socle de sécurité sociale qu’aucun acteur privé ne pourrait ou voudrait assurer — l’Entreprise emploie, créée de la valeur (et paie donc des impôts) — la Finance, elle, permet à l’employé de s’endetter par exemple pour acheter sa maison, ou les produits industrialisés (l’ouvrier automobile pourra donc acheter la voiture qu’il construit).

Cet équilibre est celui qui s’est co-construit au XXè siècle et s’est consolidé après la seconde guerre mondiale ; il correspond à l’ère technologique de l’automobile et de la production de masse. Cette ère s’est spécialisée à rendre accessible, au plus grand nombre, des produits ou services standardisés (Fordisme). C’est l’ère de l’organisation scientifique du travail, qui prend plusieurs formes : taylorisme, bureaucratie, invention progressive des “ressources humaines” et du “management”. La sécurité sociale, elle-même, reprend cette caractéristique : fournir au plus grand nombre le même service pour tous, même si, comme les célèbres meubles suédois, ils ne correspondent jamais au besoin individuel particulier.

Un équilibre qui se brise progressivement

Source

Ce monde, depuis 1945, collectivement acceptable, l’est de moins en moins. La révolution technologique en cours, celle des réseaux et de l’informatique personnelle, présente une autre caractéristique : la capacité de fournir de la qualité à l’échelle (quality at scale). Jusque là, il fallait choisir : soit la qualité en petite quantité (luxe), soit le volume au détriment de la qualité (standardisation, production de masse). La révolution numérique a également induit de nouveaux profils, de nouvelles façons d’entreprendre et d’innover (startups), qui ne reposent pas sur le sacro-saint salariat. C’est ce que Laetitia nomme “l’ouvrage” qui partage plusieurs attributs avec l’artisanat : indépendance, maîtrise du temps de travail, liberté de manoeuvre pour les tâches à faire, obsession de la satisfaction de l’utilisateur final (end user). Mais aussi : incertitude, instabilité, et boule au ventre dans un monde en transition gardant fermement un pied en terre fordiste.

Les services de proximité, les grands oubliés des deux dernières révolutions technologiques

Certaines tâches ont résisté à l’automatisation et aujourd’hui à la numérisation (source)

Il est fascinant de découvrir, à la lecture du livre, à la fois l’aspect historique (et notamment comment les femmes ont été sciemment et méthodiquement écartées du monde du travail) mais aussi les multiples conséquences de cet entre-deux d’un système hybride qui présente des caractéristiques du monde qui vient avec des échos du monde d’avant.

Je trouve intéressant de noter qu’il existe un domaine d’activités qui n’a jamais pu être automatisé sous Ford et échappe aujourd’hui à la numérisation : il s’agit des services de proximité. Pourquoi ? Impossibles à massifier, missions pour lesquelles la recherche forcenée de productivité est vaine (faute de métriques objectivables de façon pertinente par essence), ces services ont été ignorés par les deux dernières révolutions technologiques parce qu’en un mot, ils réclament leadership et empathie.

La crise sanitaire actuelle a d’ailleurs démontrée concrètement quels métiers étaient critiques : éducation, santé, par exemple, et à quels points ils étaient difficilement “automatisables”.

Cette transition du labeur à l’ouvrage pose aussi la question du modèle de protection sociale, inadapté à l’ère entrepreneuriale. Ce n’est pas mon propos ici et je renvoie, en plus du livre de Laetitia Vitaud, par exemple à “Hedge: a greater safety net for the entrepreneurial age” de Nicolas Colin.

Problématique de l’innovation ouverte externe

Tentons de décliner cette analyse sur un cas particulier. En quoi consiste l’innovation ouverte externe dans une grande organisation ? Il s’agit de voir des innovations à l’extérieur de l’environnement habituel et d’initier au bon moment des projets de co-développement. En outre, pour que la greffe interne/externe prenne, il faut tenir compte de la dimension humaine de cette mission : d’une part parce qu’il faut partir d’irritants internes (pain points), et accoutumer les individus à ces innovations à l’origine étrangères et non destinées à l’organisation (préparer la place de l’innovation au sein de l’organisation); d’autre part, parce que d’une façon générale, le business, c’est faire affaire entre individus, entre humains qui se connaissent et se font confiance.

Que ce soit avec les clients internes de l’organisation, ou les startups, l’innovation ouverte externe relève ainsi du sur-mesure et le rapproche bien plus de l’artisanat que de la production “industrielle”.

Pour ce nouveau type d’activités (acculturation interne/externe, maquettage rapide, combinaison d’innovations non destinées à être amalgamées, etc.), une organisation de l’ère fordiste, publique ou privée, sera a priori désemparée. En effet, ces groupes ou administrations ont passé des années voire des décennies à standardiser leur process, les profils employés, les cycles de développement, ce qui les a objectivement rendus extrêmement efficients. Le revers de la médaille est que les “briques” développées dans ce cadre ne conviennent pas nécessairement aux besoins des missions nouvelles de l’innovation ouverte : par exemple, grilles salariales, formations initiales n’ont pas du tout été pensées pour les profils requis.

Lorsqu’une organisation optimisée pour l’ère industrielle de la production de masse se confronte à de nouvelles missions requérant des profils de l’ère technologique suivante, elle se retrouve face à un nouveau jeu où les pièces en main ne suffisent plus (source)

L’organisation sera donc initialement démunie car elle ne “produit” pas en interne les profils requis. Elle passera de façon classique par deux phases : 1) je n’ai pas besoin des compétences externes puis 2) OK, j’ai besoin des compétences externes mais je n’ai pas besoin des compétences internes. Cette réaction est compréhensible et bien documentée, par le récit même que font la plupart des grands groupes industriels s’étant aventurés dans l’innovation ouverte depuis 2013.

Passée cette éventuelle étape de déni, un autre réflexe pourra être l’externalisation totale, autre “brique” standard de l’ère fordiste et de l’industrie de masse. Le souci est qu’on ne sait pas exactement ce qu’on veut, et que la mission relève d’un subtil mélange d’intuition (“je sens que cette innovation pourrait être adaptée à mon cas d’usage”) que seul l’opérationnel interne ressentira, et d’une expérience (par exemple de développement agile ou entrepreneurial) que seuls des individus externes à l’organisation (sauf rares exceptions) posséderont.

Le dilemme semble sans solution : la mission requiert des savoir-faire et savoir-être que l’interne ne possède pas (et n’est pas prêt de posséder par construction) ; l’externe n’a aucune valeur sans l’expérience, les intuitions et les réseaux internes.

Ces deux ingrédients nécessaires, interne et externe, comportent bien plus de similarités avec ce que Laetitia qualifie de “service de proximité”, d’”artisanat”, d’”ouvrage” qu‘avec les processus plus classiques automatisables et modélisables.

Labeur ou ouvrage ? Et pourquoi pas les deux ?

Cette difficulté n’est pas propre à l’innovation ouverte. Laetitia souligne d’une façon générale, la tendance des grandes organisations depuis quelques années à s’appuyer de plus en plus sur des freelances, manière d’intégrer les caractéristiques de “l’ouvrage” dans un système encore optimisé pour le “labeur”.

Mais comment faire prendre ensemble des cultures différentes ? Comment faire s’intégrer des “artisans” ou des “makers” au sein d’une organisation taillée pour le cycle en “V” ?

Si on isole ces profils au sein de l’organisation (consultants, conseiller spécial, ou faire-valoir innovation), l’échec est assuré. En revanche, l’intégration de ces profils nouveaux (et peu nombreux) par les opérations est probablement la voie la plus efficace pour que la greffe prenne. L’association des profils internes à ces nouveaux profils, par les opérations, mettra probablement l’organisation sous tension, mais une tension constructive et bénéfique.

Se complétant comme les deux hémisphères du cerveau, le défi de fournir un “service de proximité” dans une structure optimisée par des process standardisés pourra ainsi être relevé.

Un exemple parmi d’autres : les missions de détection et de suivi des startups pourront être confiées à des “binômes” d’explorateurs issus de l’interne mais non familiers avec l’entrepreneuriat associés à des ex-entrepreneurs à l’aise dans l’écosystème de l’innovation mais ne connaissant pas spécialement le secteur du grand groupe ou de l’organisation qui les emploiera.

Cerise sur le gâteau, non seulement la mission opérationnelle sera relevée, mais ce faisant, l’intégration de ces “artisans” constituera également un levier de transformation, par les actes, non contre mais avec l’organisation qui les emploie, en l’amenant à modifier et compléter ses process et sa façon de percevoir sa mission (mindset). Et les artisans seront heureux de pouvoir se reposer sur le socle “industriel” de leur organisation lorsqu’il s’agira de passer à l’échelle les innovations détectées, maquettées puis prototypées.

En conclusion, dans un monde du travail secoué par la révolution numérique et entrepreneuriale, la thèse de Laetitia Vitaud est que le paradigme, somme toute récent, centré sur le “labeur” cédera sa place à une forme d”ouvrage”.

Je recommande la lecture de ce livre, qui offre un éclairage particulier sur le présent et le futur du monde du travail.

La déclinaison de cette lecture aux cellules d’innovation ouverte des grandes organisations est à mon avis directe : elles se doivent d’être précurseurs en intégrant dans la palette d’outils standardisés dont elles hériteront une dose d’ouvrage, sans opposer l’un à l’autre, mais en complétant l’un par l’autre.

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Massis Sirapian

Head of the Open Innovation departement of the French Defense Innovation Agency